Il est onze heures trente du matin.
La veille de notre rendez-vous, durant la nuit, nous nous envoyons des messages pour caler ce petit déjeuner. Je suis insomniaque, elle est couche tard. Elle est plutôt thé, je suis café. Barbara Carlotti m’accueille dans son petit chez elle, « salon, chambre, appartement », comme elle le décrit en riant, un espace rempli de disques, de livres et d’instruments de musique pour parler de musique, de rêves, de copains, de beaucoup de tout et de très peu de rien.
MB : Je suis assez amusée par les journalistes qui s’épatent de ton crowdfunding pour ton dernier disque « Magnetique » en insinuant que si il n’y a pas de maison de disque pour encadrer la création, cela veut dire qu’en tant qu’artiste, on serait plus libre… Tu en penses quoi ?
BC : Dans mon cas, ce n’est pas une réalité, j’ai toujours fait ce que j’ai voulu avec qui j’ai voulu, comme je l’ai voulu. Il y a des moments où on te propose d’entrer dans des formats, par exemple avec des remixes pop rock de tes chansons, pour correspondre au son de certaines radios, mais tu n’es pas obligé d’accepter. Et si tu le fais, tu te rends très vite compte que ça ne sert à rien. Ça existe dans une certaine mesure pour certains artistes, ce cadrage, ceux qui n’ont pas forcément des idées production assez fortes, les maisons de disque sont là pour les aider, mais personne ne les force à rien, c’est à soi de se mettre des limites. Les maisons de disque sont au contraire très contentes d’accompagner des artistes qui ont des idées. Il n’y a pas de diabolisation à faire. Je pense qu’il y a une certaine variété qui à une époque a dû donner cette impression là. Et puis, aussi, il y a eu longtemps, le mythe des majors contre les indépendants, mais on sait bien depuis 20 ans ( la période que je connais le mieux ) qu’il y a un tel turn over dans les maisons de disques, que, que ce soit pour les gens qui y travaillent, ou bien pour les artistes, chacun passe d’un type de structure à une autre, avec une grande rapidité, qu’on retrouve finalement les mêmes gens un peu partout, mais pour accompagner des projets artistiques tous très différents.
MB : C’est un tout petit milieu pour toi la musique en France ?
BC : Non, je ne trouve pas. Au début, comme j’étais signée sur un label anglais, 4AD, aka Beggars Banquet en France, je ne connaissais pas du tout le milieu de la musique chez nous. Je connaissais un peu les gens du label Naïve, qui nous distribuait, mais j’étais très timide et très impressionnée par ce milieu. J’osais à peine parler aux gens. J’étais un peu dans ma petite bulle à me protéger. J’ai commencé à parler aux gens quand mon label Atmosphérique a fermé.
MB : En 2015, après 19 ans de productions musicales, LOUISE ATTAQUE, Louis CHEDID, Didier WAMPAS, ABD AL MALIK, RIVIÈRE NOIRE, Charlie WINSTON….Le label indépendant Atmosphériques créé en 1996 par Marc THONON ferme ses portes…
BC : C’est là que je me suis rendue compte qu’il y avait un paquet de musiciens chez nous qui faisaient tous des choses très différentes, et puis, aussi beaucoup de labels indé, des labels électro, toutes ces spécialisations. Et pour avoir bossé un peu avec « Plaisir de France » (Julien Barthe) et rencontré les gens avec lesquels il travaille, j’ai découvert beaucoup de monde que je ne connaissais pas, tout simplement parce que j’avais écouté très peu d’électro tout au long de ma vie. Et d’ailleurs plus tu découvres et plus tu rencontres et plus tu te rends compte que c’est un milieu qui est hyper humain avec des gens qui sont passionnés avec tous la même problématique, celle de trouver les moyens de réaliser les projets. Il faut en finir avec ce mythe des artistes qui seraient des esclaves des maisons de disques, ça n’existe pas ! ( rires )
MB : Tu es très présente sur les réseaux sociaux, est-ce que c’est ça, le nouvel esclavage pour les artistes ?
BC : Parfois, c’est un peu une tannée parce que tu dois toujours nourrir d’information en continue le fil de ton actualité. C’est un peu la dérive d’aujourd’hui, c’est comme ça que tout le monde fonctionne, donc on y échappe pas. C’est un peu chiant par moment parce que tu préférerais prendre le temps de faire de la musique plutôt que de poster des vidéos de tes doigts sur le clavier, ou de toi en train de manger un truc. ( rires ) Mais après, ce qui est cool, c’est quand tu es en tournée et qu’il y a quand même beaucoup de temps à rien foutre, montrer un peu les choses que tu aimes, les groupes que tu écoutes où tout simplement la vie de tournée, je trouve ça assez amusant, les stations services, etc. Ça fait tellement parti de la vie et c’est tellement des choses que d’habitude on ne raconte pas, c’est marrant de montrer ces longs voyages… Après, je pense que c’est une vraie construction d’image, ce travail sur le net. C’est intéressant pour ça, qu’est-ce que tu montres, comment tu le montres ? Moi, c’est vrai que je ne le travaille pas encore de façon assez précise. En réalité, tu travailles une image qui n’est pas toi, si tu veux faire preuve d’une totale sincérité sur les réseaux sociaux, c’est assez impossible, il faut se poser beaucoup de questions. C’est un entre deux qu’il faut choisir, donc au bout d’un moment, c’est un peu angoissant, tu postes des photos de toi en train de jouer de la musique, parce que c’est ce que ce que les gens attendent, mais il faut être toujours un peu beau, même si tu n’es pas au mieux de ta forme. C’est contraignant. Tu postes des anecdotes ou des moments de vie, un peu comme tu racontes ta vie à tes amis, parce que si les gens s’intéressent à toi, ils peuvent trouver ça sympathique.
MB : C’est important pour le public d’avoir l’impression de faire partie de tes amis ?
BC : C’est vieux comme la pop ! Quand j’ai travaillé sur le projet « 66 révolution pop » aux Trois Baudets, l’été dernier, j’ai lu une vieille interview de Johnny Hallyday, qui, au bout de 10 ans de carrière et malgré un énorme succès, ressentait le besoin de se renouveler. Il parlait justement de ce truc des « copains ». Durant les années 60, il y avait cette mode de « Salut les copains », tout le monde était copain. C’était déjà ce que les gens attendaient des artistes, une intimité. Et dans cette interview, Johnny explique que tout est faux, qu’on est pas copain. On sent que ça l’exaspère…Il est très respectueux de son public, il les remercie de s’intéresser à lui. Mais, il est exaspéré par ce truc de copain ! Aujourd’hui, on vit encore cela, les amis virtuels démultipliés par les moyens d’internet !
Ci-dessous la critique de Télérama du Spectacle, « 66 révolution pop » aux Trois Baudets :
« Barbara Carlotti ose toujours tout, et c’est pour ça qu’on l’aime. Aux manettes de la sixième et dernière création estivale des Trois Baudets en hommage aux années Canetti, elle a choisi de nous raconter le tournant pop de la France en 66, sous forme d’émission télé comme à l’époque des Carpentier. A ses côtés, le comédien Jean-Pierre Petit figure un présentateur des années 60 plus vrai que nature, tandis qu’elle et ses musiciens revisitent, entre autres, le répertoire de Johnny, France Gall, Françoise Hardy, Brigitte Fontaine, Gainsbourg, Sheila (remarquable version de Bang Bang)… tout en y allant de jolies incursions du côté anglo-saxon (Bob Dylan, les Beach Boys, etc.). Loin de s’arrêter là, voilà que la chanteuse campe carrément ses personnages répondant aux interviews. Et s’y montre irrésistiblement drôle. »
MB : Je suis fascinée par certaines femmes artistes, Juliette Greco, Brigitte Fontaine, ou même Arielle Dombasle, qui sont des femmes « personnages » irréelles, comme des mirages. Tu as, toi aussi, au fil de ta carrière, construit une image mystérieuse, d’autant plus avec le disque « Magnétique » sur les rêves. Est-ce que cette femme est une construction, ou bien est-elle réellement toi ?
BC : Je pense que ce sont d’abord la musique et les chansons qui renvoient une image très forte de toi. Je ne pense pas que ce soit de l’image, je pense que c’est ce qui émane de ton travail. Ça, je ne le construis pas. Je ne me dis pas, houhou, je vais être très mystérieuse ! ( Rires ) En revanche, j’aime le symbolisme, le surréalisme. J’aime des mouvements de pensée qui ont cette qualité là. En fait, je pense que c’est ça qui irradie autour du travail… Mais, ce que je communique, notamment sur les réseaux sociaux, c’est justement tout autre chose, j’ai l’impression de casser, au contraire, cette image là. Ce que tu fais quand tu composes des chansons, puis des clips, c’est de coller au maximum à ton idée de l’art, pas à ton idée de toi-même. Quand je lis des bios d’artistes, ce n’est pas du tout pour savoir ce qu’ils mangent le matin, ce qui est intéressant, c’est de comprendre comment ils construisent ce qu’ils veulent faire … Moi, je pense qu’en tant qu’artiste, plus on vieillit, plus on construit ce qu’on est vraiment. Plus tu avances dans le temps et plus tu deviens ce que, toi, tu as construit. C’est pour cela que j’aime beaucoup ces personnalités là, surtout Brigitte Fontaine, parce que ce qu’elle donne à voir dans ses chansons, dans ses écrits, c’est une construction de ce qu’elle veut être, donc de ce qu’elle est. Elle est d’ailleurs beaucoup plus fine que ce que les média renvoient d’elle. Dans la pop, on a un Dieu qui s’appelle David Bowie. Et lui, ce qu’il met en forme, c’est du collage de tout ce qu’il aime. Il est le meilleur exemple de cette construction qui lui permettait, par conséquent avec le temps de se transformer une proposition de personnages, qui vivent et qui meurent.
BC : Et puis, il y a aussi des artistes qui travaillent en affinant de plus en plus précisément ce qu’ils sont. Hier, j’écoutais Bashung, et je me disais, c’est génial comment sur « Fantaisie Militaire » ou bien sur ‘L’imprudence » Bashung est devenu Bashung. Il chantait depuis les années 60, c’était un rocker, et puis, petit à petit, il avance dans sa carrière, en travaillant avec Jean Fauque et d’autres, et sa personnalité devient quelque chose de plus précis. Une sorte de poète.
MB : La semaine dernière Michka Assayas de France Inter, dans « Very Good Trip », t’a rangé dans la case psychédélique. Après ta longue réflexion sur la science, puis le sommeil et l’inconscient, est-ce que ce n’était une conséquence logique de devenir un ovni de la chanson ?
BC : Oui, bien sûr, ça m’a traversé l’esprit, bien que l’album ne soit pas à proprement parler psyché. L’idée de départ de « Magnétique », c’était le disque de Kevin Ayers, « The Confessions of Dr. Dream » sorti en 1974, parce que j’écoutais le morceau avec Nico en boucle. J’étais fascinée par ces guitares qui tournent en boucle et le côté reverse, les bandes à l’envers, et ça c’est très psyché. Kevin Ayers n’est pas un artiste psyché en soi mais il a fait un album psyché parce qu’il parle du rêve. Dans mon disque, il y a des éléments psyché, une manière de traiter le son, mais on ne peut pas dire qu’il le soit véritablement. Mais c’est vrai que c’est une musique que j’ai beaucoup écouté depuis dix ans, il y a un gros revival, il y a beaucoup de groupes qui s’inspirent de ce mouvement, mais ce n’est pas ce que je fais. Je pense que ce que Michka a entendu ce sont ces références, ça affleure tout au long du disque, mais il y a toutes sortes d’arrangements sur « Magnétique », c’est un travail d’équipe…
Kevin Ayers, ancien bassiste de la première version psychédélique de Soft Machine, avec pour ce disque, Mike Ratledge, Lol Coxhill, Steve Nye, Mike Oldfield et Nico.
MB : Il y a trois personnes qui étaient avec toi sur scène, lors de ton dernier concert à la Gaité Lyrique, des musiciens qui à mon avis représentent trois aspects de toi et de ta musique, Philippe Katerine pour la sensibilité, Thomas de Pourquery pour la générosité et Olivier Marguerit pour la pudeur.
BC : Ah oui ! Ce sont des mecs dans lesquels je reconnais quelque chose de beau et de fort, dans lesquels, je me reconnais, oui. Tu vois, ce que j’aime chez Philippe Katerine, ce n’est pas que sa folie dada, ses chansons de trente secondes. Par exemple, le titre que l’on a chanté ensemble à la Gaité Lyrique, « Où je vais la nuit », c’est ma chanson préférée de Philippe. C’est ce que j’aime chez lui. Il a dit mort à la poésie, mais elle est justement là, sa grande poésie. C’est d’abord un mec très érudit, très cultivé, qui adore la littérature, ce n’est pas son image publique, mais c’est la fondation de son dadaïsme, sans son érudition, son dadaïsme ne tiendrait pas cinq secondes. C’est ça que j’aime chez Philippe. C’est quelqu’un d’une délicatesse folle, il y a une grande, grande finesse dans son travail.
BC : Quant à Thomas De Pourquery, l’autre jour, je l’ai vu en concert, il chantait les chansons de son futur album solo, en anglais et c’était saisissant. Il y a de la soul dans ce qu’il fait, un peu de Stevie Wonder, il a une énergie de viking, il peut hurler jusqu’à s’en érayer la voix, mais aussi chanter de façon hyper fine, comme avec sa version de « Adieu » sur le disque BAUM d’adaptations de Fauré. C’est d’une grande beauté. C’est un très grand musicien, son langage c’est vraiment la musique. Sur scène à la Gaité Lyrique, j’étais transportée par ses solos qu’il fait monter peu à peu jusqu’à l’orgasme, il arrive a faire prendre corps à la musique avec beaucoup de finesse et en même temps beaucoup de puissance. Ça, c’est une intelligence musicale. Et puis beaucoup d’amour…
BC : Et puis Olivier Marguerit. Lui, j’ai mis des années à réussir à bosser avec lui. Je repère parfois des musiciens, en me disant que j’aimerais bien travailler avec eux. Lui, j’étais très impressionnée par ses mélodies, ses harmonies, ses constructions très architecturales, très sophistiquées, qui donnent un résultat qui parait très simple. Un peu comme Stereolab, ou Bertrand Burgalat, il y a une sophistication très forte dans ses constructions. Je l’avais découvert dans Syd Matters, je l’avais trouvé super, il m’a fait écouter ses premières chansons et je suis tombée en amour de ses compositions. Il a une forme de génie, il est touché par la grâce. Du coup, travailler avec lui, c’est hyper simple, il est dans la musique, c’est son élément …
La voisine du dessous de Barbara Carlotti, entame ses vocalises de chanteuse lyrique, nous terminons cette rencontre matinale par quelques mots sur la voix, la création, le travail de précision. A la fin, elle improvise quelques notes. Je vous propose de switcher sur le son pour la conclusion de ce moment …
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